Je n’ai jamais connu des virages comme ça. Je veux dire, la Mustang tourne, oui, sauf que je ne le sens pas. Ou à peine, disons. Mais à côté de la brutalité de ma voiture à chaque tournant, des amortisseurs qui tiennent davantage du marteau pilon que de la caresse, j’ai l’impression d’être sur un lit mouvant, presque volant.
Le pire, ça doit être le vrombissement de la caisse, quand même. A des kilomètres du hurlement craintif de ma Victoria, son ronronnement en est berçant. Putain, d’un coup, je comprends l’intérêt de mettre du budget dans le véhicule : à ce niveau-là, on découvre une nouvelle dimension de sensations, que l’on n’aurait jamais imaginées possibles chez un truc du genre.

Bref, tirade sur les bienfaits de ce bolide à part, voici qu’on arrive devant le restaurant. Un truc qui paie pas de mine, mais dont j’ai eu de bons échos au détour de discussions indiscrètes. Donc, autant vérifier que l’arôme de l’affaire est à la hauteur de ces racontards, tiens.
Je gare sans problème le bijou de Bibi, avant de sortir et de lui tendre ses clés une fois le tout verrouillé. Je l’invite de l’avant-bras à me suivre dans la baraque, puis je m’installe tranquillement à une table libre, attiré par la danse d’odeurs alléchantes qui prend place au niveau de mon nez.

« - Ouais, je sais que ça a une tronche de fast-food, mais on est dans le Nord quand même. Service à table, mais rapide. »

Je commence à regarder la carte, et dès que mon choix est arrêté, je relève le regard vers mon camarade. Il serait peut-être de commencer la conversation, histoire de ne pas se regarder dans le blanc des yeux pendant les trente prochaines minutes à venir.

« - Tiens je me demandais, tu faisais quoi dans la vie, avant tout ça ? »

La question est banale, mais revêt quand même une certaine importance pour la plupart des Contractants. Peut-être que c’est un sujet tabou, heureux, sans importance – je sais que certains ont sacrifié leur travail et leur famille pour s’intégrer aux nôtres, comme d’autres n’en ont pas eu la nécessité -, mais il mérite d’être amené, ne serait-ce que pour qu’on en sache plus l’un sur l’autre.

Ce gars a quand même un grain, faut bien se l’avouer. Mais pas le genre qui effraie, non ; plutôt celui de se dire qu’il a tellement réussi à aligner sa vie sur ses compétences surnaturelles, que c’est une surprise de tous les jours. Passer d’études d’histoire à la vente d’organes, ça n’est quand même pas rien. Plus, ça ne m’étonnerait pas que ce soit une première question cursus – allons, combien de chances que les barons de ces crimes-ci soient passés par la même fac ?
Par contre, je concède un point. Être au point sur notre passé, ça doit être d’un intérêt pur bien grand, mais question utilité dans la vie active, ça doit être moindre. Les débouchés ne doivent pas être légion, quoi.
Reste que ça doit lui avoir offert une culture générale assez sympathique. Pas comme moi, on va dire.

« - Avant, je tenais un bar. Un truc dans l’est, j’ai géré ça pas loin de deux ans ; c’est vraiment un super souvenir. Mais, avant de continuer là-dessus, quand tu parles de vente d’organes … Tu parles de ceux de qui ? »

Jusqu’à preuve du contraire, mon idée sur ses pouvoirs n’est pas encore fixée. Alors s’il m’annonce une régénération fidèle à celle de Léonardo, ça expliquerait bien des choses ; mais ça me semble quand même légèrement compliqué de faire passer celle-ci inaperçue. Donc, Bibi, comment est-ce que tu réalises exactement ces tours de passe-passe ?
A moins que tu passes ton temps à buter du Nephils, et que tu te fasses du fric en refourguant leurs entrailles. Aussi sale que ce concept sonne, il ne me semble pas forcément si détestable. Au moins, ça donnerait une valeur à leur pauvre vie, non ? Qu’ils crèvent pour sauver des humains, ça leur fera respecter leur Contrat.

Ok. Les siens, donc. Va vraiment falloir que je lui demande clairement quels sont ses capacités, parce que pour vendre ses organes depuis plusieurs semaines – ou mois -, faut quand même en avoir une bonne réserve. Et ça m’étonnerait qu’il soit né avec seize reins, sinon je me demande bien où est-ce qu’il les range. Deux dans le mollet, trois dans la poitrine et un dans chaque pied ? Même comme ça, on n’arrive même pas au compte, tiens. Bon, assurément, il doit pouvoir se régénérer.
Je m’apprête à lancer ma question, quand la sienne tombe avant. Ah. Parlons des sujets qui fâchent, tiens ; de toute façon ça m’arrange bien qu’il sache tout ça.

« - Eh bien, un nom. Luna. Elle a vendu mon bar aux Nephils, alors je ne pouvais pas y rester plus longtemps. »

Pour une fois, ma rancœur ne résonne pas quand je parle de ça. Peut-être que, parmi toutes les crasses que cette connasse m’a faites, celle-ci est la … Moins pire ? Je veux dire, au moins, elle a eu la décence de m’envoyer un avis de départ, quoi. M’enfin, faudrait bien vite que j’expulse ces quelques pensées de ma tête, parce que voilà que je prends sa défense. Disons plutôt que si je reste calme, c’est parce que je suis de bonne humeur, et qu’il est hors de question qu’elle vienne l’entacher avec ses conneries.

« - Mais, tu comprendras que j’ai pas forcément envie de m’étaler trop sur elle pour le moment ; plus tard, sûrement. Dis-moi, quels sont tes pouvoirs, exactement ? Là, ils m’intriguent. »

Je suis persuadé que ce n’est pas un soin rapide. Pourquoi ? L’intuition. Et le fait que, eh bien, il portait un bras en écharpe quand il est venu me chercher, non ? S’il fonctionnait de la même manière que celui de Léonardo, ce n’aurait pas été nécessaire, je pense. Donc un truc plus hybride ? Une facette de quelque chose de bien différent ? Allez, va savoir. De toute façon, j’imagine bien qu’il va tout m’expliquer. Du moins, j’espère.

Un sourcil levé, j’assiste sagement à la démonstration de Bibi, écoutant tout aussi patiemment ses explications. Donc, il peut se régénérer, quoi. Mais n’est assurément pas immunisé à la douleur des coups, j’en suis témoin – m’enfin, il faudrait presque que je le remercie de s’être sifflé la fameuse fiole avant la démonstration, sinon j’aurais douillé à mon tour aussi. Bel antidouleur que voilà d’ailleurs, j’admets que je n’avais jamais tenté de m’en servir de la sorte sans le raffinement médical classique de l’affaire.
En revanche, la seconde partie m’étonne. Perdre connaissance, mais continuer à se battre ? Qui plus est, jusqu’à en devenir animal dans sa manière d’agresser. Hmm. Un jour, il faudra que je vois ça de mes propres yeux, pour pouvoir le fixer là-dessus.

« - Je comprends mieux certaines choses maintenant, alors … D’ailleurs, j’aurais dû deviner ça plus tôt, en fait. Par contre, j’espère qu’avec le temps tu développeras une résistance à la douleur, sinon tout ça va finir par devenir insupportable à gérer. »

Là, seulement, je réalise l’état de la lame. Complètement rongée, comme si elle s’était faite bouffer par un bain d’acide ciblé tant l’effet est net. Impressionnante, je n’aimerais pas être le chirurgien innocent en charge de retaper son corps blessé. Qui plus est, la possibilité qu’il se réveille pour me bouffer le bide n’arrangerait rien.

« - J’ai aussi quelques questions. Ce qui a dévoré la pointe, c’est ton corps, ou alors ton sang est corrosif ? Aussi, tu penses que tu peux provoquer ton état, disons, sauvage en dormant, ou bien c’est certain qu’il faut que tu te fasses sévèrement tataner ? »

Étrangement, je suis presque en train de prier pour qu’il me réponde la seconde solution. Comme si la première pouvait être assez … Compliquée à gérer, si jamais il lui prenait l’envie d’une sieste au QG. Pas que je puisse certifier que dans cette stase il perde son sens de la faction, mais je ne peux non plus assurer du contraire. Donc, dans le doute, autant demander.

Utile son pouvoir, vraiment – parce que la régénération, c’est pratique, mais si l’on doit lutter pour aller chercher les balles derrière les plaies refermées, ça le devient subitement beaucoup moins. Par contre, si ça fonctionne aussi sur l’alcool, voilà un trait dont je me serais bien passé à sa place : où est le plaisir, si l’on ne peut plus être ivre quand on le souhaite ? M’enfin, j’imagine que s’il s’enfile deux bouteilles dans la minute, il y a peut-être moyen de griller la priorité à ses capacités, mais ça reste quand même assez compliqué à expliquer logiquement aux témoins de la scène, quoi.
Aussi, me voilà rassuré quant aux frasques de son… Disons, éveil. Si ni son mec, ni sa famille ou ses amis n’ont vu quoi que ce soit, c’est que ça doit nécessiter légèrement davantage qu’un sommeil. Genre, un coma bien violent, le genre que l’on ne gratte que dans un véritable combat.

Bref, je hoche la tête, convaincu par ce qu’il me dit. Deux gars comme à la Deadpool chez nous, ça ne sera pas de trop – tant qu’ils évitent le latex. J’ai rien contre ça, soyons d’accord, mais un peu quand même, quoi ; et puis, ça doit être un calvaire à enfiler aux aurores d’un affrontement pour s’en débarrasser aussitôt après. Définitivement, moins il y a de combinaisons moulantes, mieux on se porte.

« - Honnêtement, je ne sais pas quel vœu t’as fait pour obtenir tout ça, mais t’as bien choisi. Bon, sauf pour le coup de l’alcool : l’ex-barman que je suis ne peut pas découvrir ça sans verser une larme pour toi. »

Allons, soyons cocasses. Peut-être que ça l’arrange d’être tout le temps sobre – ça a un son bon côté, surtout quand avant on ne tenait tellement pas que les fins de soirées sont un mystères à nos yeux. Et je ne parle pas pour moi, j’ai la carrure suffisante pour boire à ma soif.

« - Dis-moi, les raisons secondaires dont tu parles … Ce sont celles auxquelles je peux penser, ou c’est plus personnel ? Si je suis trop curieux, dis-le de suite, je trouverais bien un autre sujet. »

En savoir plus l’un sur l’autre, c’est bien ; mais s’introduire dans le jardin secret de l’autre par la force, ça l’est beaucoup moins. Donc, patience jeune lotus, sa réponse donnera le degré d’intimité.

Ouais. Ce monde est quand même un bon moteur à insomnie, tant est que l’on puisse encore dormir – et encore plus performant pour nous saper le moral à coup de souvenirs. Je sais que l’on a tout deux la chance princière de ne pas avoir assisté au génocide des nôtres, que nos pensées ont échappé à bon nombre d’images terrifiantes ; mais même sans ça, j’y pense constamment. Comment peut-on oublier des massacres, des vies qu’on a dû prendre, des blessures plus horribles que l’on aurait pu les imaginer ? L’alcool, la drogue, autre chose peut-être. Avec son métabolisme qui détruit tout ce qui est mauvais pour son corps plus rapidement que raison, je ne peux pas le blâmer quant à sa consommation. A sa place, je ferais sûrement pareil – et mieux, je comprends pourquoi il fait tout ça. Alors, je peux compatir, déjà.

« - Ouais, je vois. Ça doit aider, un peu au moins … De mon côté, je fais avec. J’ai pas ta résistance, disons simplement que je me fixe des objectifs, et me focalise dessus. Tant que j’en ai un en tête, j’arrive à moins songer au reste. Mais dès qu’ils disparaissent, je deviens autre chose. Tu l’as vue la boule de haine que j’étais, après l’attaque. Ça c’est moi, quand je me laisse aller. »

C’est une confession, ça. Je passe pour toujours souriant, sérieux, et joyeux ; mais la vérité c’est que si je ne faisais aucun effort, je ne serais rien de tout ça. Peut-être qu’un jour les choses iront mieux, et que la superbe capacité de l’humain à oublier des choses me servira. Mais pour le moment, tout est trop récent et important pour que je puisse ne serait-ce que songer à évincer ces idées noires de mes pensées.

« - M’enfin, j’ai pas l’intention de redevenir comme ça un jour, crois-moi. Tant qu’on avance, j’avance. Mais bref, changeons de registre. Hmm… Tu lis encore des trucs, ou va au cinéma, maintenant ? »

Changement radical de sujet. Mais je nous voyais pas continuer encore des années sur ce thème, sans finir par déambuler en pleine nuit dans la ville, des grosses bouteilles dans les mains et les larmes aux yeux. Et ça, ça ne me vend pas trop de rêve, quoi.

A sa réplique, j’échappe un pouffement. Qui tient plus de l’exhalation surprise par la gradation que d’un véritable son d’amusement. Parce que même sur le ton de l’humour, c’est d’une sincère tristesse ce que me concède Bibi – il vit un enfer à cause de Contrat, et personne ne daigne le plaindre. Peut-être car l’on s’imagine que c’est normal pour nous, désormais ; probablement parce qu’on ne pense qu’à notre nombril sans se soucier des autres.
Ouais. J’ai de la peine pour lui, vraiment.

« - Un ciné en mode oklm détendus du slip, c’est quand tu veux. J’ai masse de films à rattraper, alors si ça peut faire office de petit pause, c’est carrément avec plaisir. »

Le dernier film que j’ai vu, c’est Sucide Squad. Alors bon, question qualité et quantité, j’ai bien du retard, faut le reconnaître – surtout que je ne sais toujours pas pourquoi j’y suis allé. Une sombre histoire de réduction, couplée à un client ivre qui me vantait sans cesse ses mérites. En y repensant, je me dis qu’il devait avoir dépassé le seuil du coma éthylique, pour tenir pareil louanges de cette bouse.

« - Bah, de temps à autre je lis. Mais je t’avoue que question détente, c’est pas vraiment le feu ces derniers temps non plus. »

Là, une idée à la noix germe dans ma caboche. Un truc marrant, pas franchement lié à une quelconque responsabilité de la faction, mais simplement que chose qui me fait envie ; et qui, à coup sûr, lui fera aussi plaisir.

« - Eh, dis-moi. Si j’me démerde pour ramener à la console au QG, ça te tente ? »

Entre nous, je n’ai jamais été un grand joueur. Mais la curiosité est bien présente depuis un bail, et j’imagine que ça nous permettra franchement de nous changer les idées.

Question de point de vue, on va dire. J'ai toujours aimé la tranquillité qui va avec la lecture, mais j'entends bien qu'un type qui passe à vie à pourfendre des ennemis de l'humanité, comme à traquer une tribu d'enculés, doit avoir plus de mal à abandonner l'excitation du combat. Parce que quoi qu'on dise, quand tu es dedans, c'est plaisant de se battre. Qui plus est quand on est très résistant, j'imagine.

« - Bah, il y a quelques livres qui parviennent vraiment à captiver, en vrai. M'enfin, chacun son truc tu me diras, et puis c'est sûr que question adrénaline, c'est au ras des pâquerettes, quoi. »

D'ailleurs, il est temps de revenir à un sujet autrement plus excitants : les jeux-vidéos. Et qu'on se le dise, s'il me dit qu'il est capable de me mettre à tous une tôlée à Marvel VS Capcom, je le crois – surtout quand il est question de moi. Car, je l'admets, je suis assez daubé dans ce domaine là, en fait.
Bref, un sourire aux lèvres, je cherche à trouver un jeu dans lequel je sais me démerder ; sauf qu'à force de songes, le seul qui me vient en tête est trop vieux pour tourner sur quelques consoles récentes. Ah, quelle idée de se plonger dans mes études plutôt que dans les sorties entre potes, tiens.

« - Ha ha, faudra sortir un vieux truc pour que je me venge sur Melee, alors. Par contre je pense pas que j'arriverais à choper quelques jeux, donc faudra qu'on se démerde pour s'en fournir quelques uns, yep. Tu connais des boutiques sympa ? »

Parce que moi non, je le dis. Des années que je traîne dans la ville, mais reste que je ne suis pas du coin, non – un immigré New-yorkais pour tout avouer, c'est ça.

Ah putain ouais, je suis con. Sur quelques questions modernes, j'ai la salle habitude d'être resté enfermé dans les idées de mon enfance : un jeu-vidéo, ça s'achète dans la boutique du quartier, pas en ligne. Et avec tous ces délires de dématérialisations, je dois avouer que je suis un peu paumé dans ce monde vidéo-ludique... Un peu comme si j'étais vieux avant l'heure, en somme. Merde, plus je m'entends songer, et plus j'ai l'ai l'impression d'entendre un père paumé dans les hobbies de son fils causer. Brr, va falloir que je rattrape mon retard sur ce siècle moi, et fissa.
Je souris, amusé par mes conneries d'ignorance, et lève les yeux au ciel avant de répondre.

« - Ouais, ok, c'est vrai, on peut faire ça, c'est pas con. Quitte à s'en commander, autant s'en prendre des cartons entiers, alors ? »

Une caisse de boîtes, c'est chiant à transporter à la main ; mais quand on nous livre presque à domicile, tout change. M'enfin, je sais, faudra filer une adresse tierce et loin du QG, tout ça, mais ça n'est clairement pas un grand souci. Non, vraiment.
Mais bref, retour à notre projet d'après-midi au cinéma. Et là-dessus, il n'a pas tort : faut qu'on se bouge, ou alors on sera bredouille.
Je pointe un doigt en avant, l'autre main qui s'approche de mon siège, comme une invitation à se lever.

« - T'as raison, faudrait qu'on y aille. Genre, maintenant ? »

Eh, les assiettes sont vides, et c'était rudement bon. Mission réussie pour le repas, maintenant il n'y a plus qu'à tomber sur une séance agréable. Oh, pitié, j'espère que les sorties du moment ne sont pas terribles et sources de longues heures d'ennuis. Allez, avec un peu de chance, on tombera par hasard sur la pépite, pas vrai ?