Les mains dans les poches, la démarche bringuebalante, je m’arrête à l’orée de la forêt. La place est vide, triste en hiver – les arbres sont nus, et sans leur manteau de neige. Je me perds un instant à contempler l’étendu décharnée qui s’offre à moi, puis je tourne le regard vers mon camarade. Donc, c’est ici qu’il veut qu’on appelle Bey ? Soit. La place est un mauvais autel, mais je ne tiens pas assez en estime l’animal pour lui offrir davantage de cérémonies ; et puis, je pense bien qu’aucun ne viendra nous surprendre, ici.
Je m’approche d’un tronc, et je m’appuie dessus, craquelant ma nuque au passage. Comment s’y prendre, donc ? Je me vois mal répétez sept fois son nom et tourner sur moi-même, et je ne connais pas de formules particulières. Enfin, si, l’appel pour un vœu, mais il saura avant de venir que l’on ment. Donc, sans intérêt, je le crains.

« - Maintenant, place au plus dur. Trouver la méthode pour l’invoquer. Une idée ? »

Brièvement, je balaye à nouveau les environs de mes yeux, pour m’assurer que nous sommes bel et bien seuls. Et c’est le cas. Alors, j’arrache mon arme à son repos, et force ma marque à s’afficher, brillante à souhait, dans mon dos. Ça ne me coûte rien d’essayer.

« - Bey ? En qualité de Nephil mort pour ta cause, j’ai besoin de te parler. »

Silence. Le vent vient se perdre dans les branches, et en arrache une, comme pour me répondre. Personne ne viendra, j’ai clamé à un sourd. Je soupire, puis relâche mes pouvoirs. Autre chose, donc. Ou peut-être rien, qui sait ? Mes iris viennent se focaliser sur Sean, dans l’attente qu’il trouve une idée. C’était sa volonté, alors j’imagine qu’il a quelque peu cogité à l’affaire entre deux.
Mais dans le fond, il est nouveau. Alors certaines règles muettes de la faction doivent lui échapper, j’imagine. Comme celle qu’on ne contrôle pas grand-chose, tout compte. On se laisse porter, on tente d’influencer, mais on ne décide de rien. Pas même du devenir de nos pouvoirs, ou du stade de notre déshumanisation.

Non. Ça marche pas non plus. Faudrait que j’ai la foi de me plonger dans les bouquins de la faction, un de ces quatre. Il pourrait bien y avoir quelques trucs intéressants, comme des incantations précises ou des tips pas dégueulasses. Et puis, ça me ferait pas de mal de lire un peu. J’ai pas dû me taper un ouvrage entier depuis que … Hmm. Je crois que j’ai emprunté à livre à Alice il y a des mois, pour voir ce qu’elle aime lire. J’l’ai pas fini, d’ailleurs. Donc ça compte pas.

Je soupire et m’apprête à tenter autre chose, quand Sean tente du doigt quelque chose. Bey, qu’il dit ? Je plisse les yeux, tentant de tracer la silhouette du manitou. Nan, ça m’parait trop gros pour être lui – et je pense pas que les périodes de fêtes lui fassent grand effet sur le bide. J’avance un peu, forçant toujours un peu plus sur ma cornée.

« - J’crois pas … Et puis, ça coure. Lui, il est plutôt du genre gros matou. »

D’ailleurs, ouais, c’est vrai que le machin gambade quand même sacrément vite, et droit sur nous. Je rouvre mes paupières, puis fixe le sprinteur d’un air blasé. C’est une Ombre. Et pas franchement une bien grosse, plutôt le genre qui s’est échoué ici et qui n’a pas de meilleures idées que de se ruer sur les types qui semblent pouvoir la voir.
Vraiment, même moi j’ai un instinct de survie plus élevé, sans déconner.

« - C’est une Ombre. Partant pour me montrer un peu ce que tu sais faire ? »

J’ouvre un Kekkai, et recule d’un pas. La bête approche à grandes enjambées, mais je me contente de maintenir mon arme à la frontière du réel, à une pensée de se matérialiser dans mes mains. A toi l’honneur, l’ami. Et puis, si tu es en difficulté, je m’occuperai d’arranger le coup.

[Ombre de niveau 4]

Ah. Ouais, je dirais même : ah. Il est pas très débrouillard l’ami, en fait. Pourtant la bestiole est pas vraiment d’un gros gabarit, mais elle semble quand même le foutre sacrément mal en point. Bah, mon taf c’est aussi d’éviter qu’il y passe, quand même – surtout, en fait. Ouais, ça devait certainement faire partie des consignes de Juliet l’autre jour.
Mais, faut que je me grouille. Il s’est fait toucher à la tête, et c’est pas franchement un bon signe. Je me transporte en un instant un mètre derrière le monstre, et je lève mes bras subitement, arrachant du néant deux carreaux pour occuper mes mains. J’abats, et les plantes ses deux épaules, le tirant en arrière de la même pour l’empêcher de faire plus de mal. Profitant de cette interstice dans sa garde, je pousse sur mes jambes pour le reculer encore un peu, et le téléporte encore plus loin. L’instant suivant, je le lâche, et reviens tendre la main au rookie. Abuser tant de mes capacités est clairement pas conseillé, mais j’me sens bien en forme. Et puis, je parie qu’une Luna énervée est plus dangereuse que ce truc.

« - Second round ? Ses bras devraient être plutôt handicapés ce coup-ci, ça devrait t’offrir un peu plus d’ouvertures. Si t’as pas la foi, je m’en charge. »

Non, quand même, j’ai beau le forger un peu à la dur, j’ai pas envie qu’il y passe. Un mot, et j’abrège la démonstration de force sur le champ. Ce serait une façon sacrément conne de perdre un Nephil, ça. D’un autre côté, ça me ferait perdre au passage la fameuse promotion, mais ça, à la limite, j’en ai rien à faire. ‘Fin, si je laisse un type de la faction crever par pure curiosité, j’aurais déjà bien des remords à affronter et d’autres choses méritées du genre.
Attends, pourquoi je pense à ça ? Evidemment qu’il va pas mourir sur ce combat. C’est sous contrôle.

Ça, c’est dommage, quand même. Sean a montré de jolis coups – nan, franchement, je ferais pas ça si on me filer un bâton, en fait. Au mieux, j’passerai le balai. Au pire, j’le casserai en deux. Peut-être pour ça que j’en ai pas, tiens. M’enfin, retournons à nos oignions. Parce que j’ai jamais vu ça, avant. Il lui a presque arraché un bras, a sonné le monstre, et vient de lui trouer une épaule, littéralement. J’ai vu une feuille se cambrer sous le choc, et dépasser de sa poitrine. Mais elle a toujours pas disparu. Comme si elle voulait lui faire un petit pied de nez, et juste le fatiguer encore un peu. Et je vois sa mandibule restante en train de bouger lentement, décollant par sa légère ondulation mon trait.

Je soupire. Il a fait du bon boulot, mais à croire qu’il l’a loupée d’un rien. Triste. Et avant que les griffes ne se projettent une nouvelle fois sur lui, j’achève la bête d’un tir, dans sa tête. Doucement, elle s’évapore, offrant à l’occasion à quelques rameaux de chanter leur craquèlement soudain.

« - Pas mal, franchement. Elle était peut-être un peu trop coriace pour toi, mais tu fais des bels enchaînements. Enfin, ta façon de te battre a nettement plus d’allure que la mienne. Bon, faut dire, j’ai une arbalète de poing, on y repassera niveau grâce. »

Et si je faisais des claquettes, en même temps que je lâchais des salves ? Non, en fait, si je tiens à ce que les gens aient un minimum d’estime pour moi, autant ne pas faire ça. Ce serait un suicide social, qu’on appelle ça. Je me rapproche un peu de mon camarade, et fourre une main dans ma poche, tandis que mon arbalète se dissipe à son tour.

« - Je crois que Bey ne viendra pas. Mais si tu veux, après un tour aux soins, on pourrait se refaire quelques Ombres. Il y en a des plus faibles que celle-ci, t’en fais pas. »

J’ai pas osé dire moins forte. Probablement un reliquat de frime en moi.

Je bloque un instant sur sa référence. Je connais pas. Un jeu-vidéo, peut-être ? Va savoir. M'enfin, j'aurai l'occasion de lui poser la question plus tard, j'imagine que mon attention devrait plutôt accaparée par sa blessure, là. Et j'ai pas pensé à prendre deux trois trucs de soins - ma vieille habitude de me balader le plus léger possible, pour économiser quelques grains de fatigue.

Je révoque ma dimension, et commence à avancer en direction de la ville. Lentement, il va de soi - voilà que je ne lui ai pas encore répondu.

« - Hmm, ouais ? Mais on va faire ça. Prends un peu de repos aussi, si tu veux. On peut repousser ça à demain, on est pas forcé de sortir jusqu'à la nuit. Ça risquerait d'ameuter des Ombres un peu trop consistantes. »

Et j'ai pas envie d'utiliser de mon autre pouvoir, pour l'instant. Je peux pas m'autoriser autant d'instants d'immobilités quand je surveille un nouveau, d'autant plus quand une interruption abrupte de mon attaque me prive d'arme un peu trop de secondes. On verra ça quand il s'occupera de bête de cette taille sans sourciller.

Je me demande à quelle vitesse il va progresser. J'ai dans l'idée que ses capacités sont un peu tardives pour autant de mois par ici, mais peut-être que personne ne s'est vraiment occupé de lui, depuis. J'ai eu beaucoup de chances d'avoir deux personnes qui se sont tant évertuées à m'offrir les moyens de me défendre, et ça m'a permit d'aller bien vite dans la taille des ennemis.
N'empêche, je suis quand même mort. Alors, y aller en douceur, si ça peut lui laisser la tête sur les épaules, c'est tout aussi bien.

Tandis que j'avance, je prends un léger sourire en coin. Je ne sais pas si je suis dans la peau d'un Russel ou d'un Leeroy de mes débuts dans ce monde, mais cette sensation est agréable. Celle de transmettre, de se savoir écouté ; même, d'avoir envie de continuer à partager tout ça. J'pourrais bien y prendre goût, à force. Est-ce que ça rentre dans mes affectations ? J'sais pas. Mais on va dire que ça peut, si j'ai envie. Du zèle c'est pas que mauvais.