Description du bar:

Ils avaient d'abord tenté de jouer la carte de la raison en invoquant le bénéfice mutuel apporté par une telle coopération. Puis que le simple fait d'élargir son champ de connaissance vers le côté plus "légal" du spectre des relations interpersonnelles devait à terme lui permettre de se faire mieux voir par les forces de l'ordre. Enfin, ils s'étaient tournés vers le pathos mais n'avaient récoltés là que des remarques cyniques. Autant tenter de percer du granit avec une fourchette. En désespoir de cause, l'argument d'autorité avait sapé toute résistance.

-C'est soit ça, soit le trou.

Un coup bas, mais efficace. Duncan avait préféré accepter, conscient que l'autre alternative était peu enviable.

On ne lui avait donné que le minimum d'informations. Une heure, un lieu, un nom. Sur ce dernier point, Duncan n'avait pas trop cherché à en savoir plus. Russel Blake, ancien inspecteur reconverti dans l'enquête privée. Quelques recommandations, une photo portrait pour graver son visage dans son esprit et il était libre, au détail près qu'il devait apporter la preuve de sa coopération. Un papier signé, une photo, un instagram, en somme, n'importe quoi.

L'endroit du rendez-vous était un bar vieillot, le "Last Drink", où se retrouvaient les rebuts de la société trop pauvre pour se payer une bouteille d'alcool décente, des junkies ou des casse-cous à la recherche d'un prétexte pour se battre. Duncan lui-même avait déjà distribué quelques claques à des habitués, aussi évitait-il désormais d'y trainer au risque de se retrouver face à un groupe en mal de vengeance.

Il passa presque inaperçu à l'entrée, les autres tout occupés qu'ils étaient à se beurrer entre deux insultes. Le barman daigna à peine lui accorder un regard tandis que lui-même baladait ses yeux à la recherche de Russel. Il le trouva dans un coin à peine éclairé, le mur dans le dos, la chaise tournée vers l'entrée. L'endroit parfait pour voir sans être vu. Duncan frappa son paquet, alluma une cigarette et se dirigea vers lui. Pas de doute, le visage correspondait à celui sur la photo.

-Russel, c'est ça ? Je suis Duncan.

Il s'installa en face de lui et dédaigna les bières pour préférer sa propre flasque. Puissant en bouche, le breuvage était fort au point qu'on le prétendait distillé à partir de détergent et d'alcool absolu.

-Un petit coup ? proposa-t-il à son vis-à-vis, Ça aura meilleur gout que la pisse qu'ils servent ici.

Quitte à coopérer, autant partir sur de bonne base. Et rien de mieux pour connaître quelqu'un que de prendre un verre avec lui avant d'entrer dans le vif du sujet.

Duncan observa le détective manquer de s’étouffer après avoir avalé une larmichette de sa flasque.

-C’est fort, hein ? Rien de mieux pour se désinfecter l’estomac.

Au moins, il ne l’avait pas recrachée. La plupart des gens laissait le liquide reposer trop longtemps sur leurs papilles, ce qui avait la fâcheuse tendance de renforcer un goût déjà âpre par nature. Et à moins d’être un habitué, l’expérience se soldait généralement par un concert de crachat et de baves sur le menton. Russel se remit assez vite toutefois et détailla ensuite la raison de sa venue. Le nom et l’adresse de gens à connaître dans le quartier sud.

-Rien que ça…

Duncan laissa trainer sa voix et tira sur sa cigarette. Il savait que la police avait vent de ses allées et venues dans les cercles les moins fréquentables de Palema. Il avait naturellement plongé dans ce monde dès l’instant où il avait touché à la drogue pour la première fois et ses multiples arrestations en leur compagnie n’avait fait que confirmer les relations étroites qu’il entretenait avec divers criminels de tous étages. En revanche, il ne pensait pas que l’information valait si peu aux yeux des forces de l’ordre au point qu’ils en parlent à un détective privé.

-Les gens à connaître… oui, c’est vrai que je les connais. Des petits barons locaux de la drogue, quelques mafieux, des proxénètes, des organisateurs de combats clandestins, ce genre de personne. Mais tu t’imagines bien que je ne vais pas m’amuser à le crier sur tous les toits.

Il avala une autre gorgée et rangea sa flasque. Suffisant pour l’instant.

-Crois-moi, ce n’est pas pour faire mon emmerdeur. Mais tout le monde sait par ici que la police m’a dans le collimateur. Je ne m’en cache pas. Ce serait plutôt difficile d’ailleurs. Mais entre les coups de filets récents et le fait que je sois toujours en liberté… Eh bien je n’ai pas besoin de te faire un dessin pour que tu comprennes la conclusion tirée par ces fameuses personnes que je connais.

Il tira sur sa cigarette et souffla, plus par lassitude qu’autre chose.

-Ils se plantent, bien sûr. Je leur ai dit et ils me font suffisamment confiance pour me croire. Mais si jamais ils voient débarquer un détective privé qui pose les mauvaises questions au mauvais moment, ils auront tôt fait de remonter jusqu’à moi. Et cette fois, ce ne sont pas de belles paroles qui me sauveront. Parce que autant je sais me défendre sur un ring, autant face à un neuf millimètre je préfère de loin la fuite pure et simple. Sans garantie, je ne peux pas prendre ce risque.

Sur ce, il écrasa son mégot dans un cendrier à moitié plein disposé sur la table et croisa les bras. La police l’avait vraiment mis dans de beaux draps. Il se savait obligé de coopérer, faute de quoi, il passerait par la case prison. Mais de là à tout déballer, terminé au revoir messieurs dames, il y avait un monde. Il reprit à l’adresse de Russel.

-D’ailleurs, histoire que j’en sache un peu plus... Tu enquêtes sur quoi exactement ?

Quand Duncan vit l’un des hommes face à lui se diriger vers Russel, il fut presque prit de pitié pour celui qui restait face à lui. Ce n’était qu’un bouledogue sans laisse qui se contentait d’agiter les bras en espérant toucher son adversaire. Leur dernier combat s’était soldé par un K.O. en moins d’une minute et s’il perdait l’avantage du nombre, nul doute que c’était précisément ce qui allait arriver de nouveau.

Au moment où son compère s’éloignait pour régler son compte au détective, le badaud l’injuria copieusement pour le faire revenir, sans succès. Alors, avec une lenteur exagérée, il fit jaillir un canif de sa poche, l’air convaincu que cela lui éviterait une défaite.

-Tant pis. Je te réglerai mon compte tout seul.

Duncan en avait vue d’autre et préférait ne pas gaspiller sa salive à échanger des provocations inutiles. Ceci étant, sa volonté de garder l’initiative s’éroda face à l’arme. Il laissa l’autre combler l’espace qui les séparait de deux pas de courses et se déroba sur la gauche au moment où la lame sifflait dans sa direction. Le corps en extension du badaud fournissait une cible parfaite qu’il s’empressait de frapper. Son poing heurta le bas ventre de son adversaire qui recula, plié en deux. Sans lui laisser le temps de se remettre, il lui assena un fouetté de la jambe gauche au niveau de la main pour lui faire lâcher son arme et enchaina avec un direct en plein sur le visage.

Sonné, son adversaire trébucha et bava quelque chose entre le sang qui lui sortait du nez. Duncan se massa la main. A tous les coups, la rudesse du coup venait de lui déboiter une phalange. L’autre se releva malgré tout, titubant sur ses jambes, à la recherche de son canif. Duncan comprit alors qu’il n’aurait pas la paix tant qu’il serait capable de bouger. D’un bond, il expédia un violent coup de pied dans le ventre de son adversaire. Quelques côtes cédèrent, mais il n’en avait pas fini. Il se plaça au-dessus de lui mais sentit une griffure lui entailler le mollet droit. Soit le badaud avait un couteau de rechange, soit il avait récupéré l’autre. Toujours est-il que la blessure rendit Duncan plus en colère qu’elle ne lui fit mal. Il enchaina des frappes du poing sur son visage jusqu’à ce que son corps ne fut pris de spasmes. La pression sur son mollet s’atténua, disparut, et ce fut le calme.

Finalement, il se retira. Le badaud n’avait plus de visage reconnaissable tant il était déformé, rouge, gonflé, et il ne bougeait plus. Seuls quelques gargouillis spumeux s’échappaient de son nez en ruine.
Duncan souffla longtemps une fois debout. Son mollet était sérieusement atteint et ses phalanges lui faisaient un mal de chien. Aucune trace de Russel ni de l’autre et aucune envie de leur courir après. Il sortit son paquet complètement aplati, mais il n’y avait plus rien de fumable à l’intérieur. Idem pour son portable réduit à l’état de pièces détachées sur la chaussée.

-Et merde.

A la place, il lut la carte que le détective lui avait discrètement remise avant le début du combat. Quelques pièces dans une cabine téléphonique à l’abandon et il composa le numéro. Évidemment, il tomba sur la messagerie.

-Salut Russel. C’est Duncan. J’espère que tu t’en es sorti avec l’autre con. Moi ça a été… J’ai encore deux trois noms que je n’ai pas eu le temps de te donner alors je passerai surement chez toi dès que j’aurais le temps. J’apporterai quelque chose à boire ou un truc comme ça.

Il s’apprêta à en rester là puis se ravisa.

-Ah. Et… si jamais tu as besoin de quelqu’un pour te donner un coup de main, je suis dispo. Bon courage pour ton enquête.

Et il raccrocha.

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